La voix plurielle du français dans le monde
Pour la journée de la Francophonie, Koia Jean Martial KOUAME revient, dans une tribune pour la Mlf, sur la pluralité de la langue française.
La langue française dans son évolution, son rayonnement et son contact avec d’autres langues à travers le monde prend des trajectoires inattendues.
Cette langue est devenue, en dépit de la tradition monocentrique qui l’a longtemps encadrée, une langue multiple et changeante qui s’adapte à l’identité culturelle, sociale et environnementale de ses locuteurs.
De quelle manière se diversifie le français ? Comment cela est-il regardé aujourd’hui ? Pourquoi un changement de paradigme s’impose dans la perception de la variation du français ?
Une variation incompressible du français
Toutes les langues sont soumises à des enjeux de restructuration (Ploog, 2002 : 78). Le français n’échappe pas à cette donne. En effet, cette langue revêt différentes caractéristiques selon les contextes et les besoins de ses locuteurs.
En intelligence avec les langues des populations qui la parlent hors de France, la langue française prend une apparence nouvelle, en témoigne la floraison de variétés qui en dessinent aujourd’hui les contours. Ces variétés résultent de l’adaptation de la langue française aux besoins de communication de ses usagers.
A travers ces variétés, les locuteurs donnent forme à leurs pensées, nomment leurs réalités et rendent visible leur monde. Comme l’écrit Kourouma (1997 : 136) : « les langues s’adaptent, épousent les réalités et les sentiments qu’elles sont chargées d’exprimer ».
La langue française reflète, à présent, les façons de parler propre à ses locuteurs situés à tous les points du globe. Géographiquement marquée, sociologiquement étendue, la langue française intègre les ressources structurelles, phonétiques et lexicales des langues premières de ses usagers. Cette langue outrecuidante, pantagruélique donne quelquefois le sentiment d’aller dans tous les sens.
Qu’il s’agisse au Québec de « chum », terme masculin pour dire l’amoureux, ou de son féminin « blonde ». Que dirait-on, en Suisse, de « fanfaron », ce membre d’une fanfare ou encore de « mise en bouche » pour désigner une chose de peu d’importance, de peu de valeur qui doit susciter l’intérêt ? Que penserait-on, en Côte d’Ivoire, d’un « cure-dent » pour parler d’une maîtresse occasionnelle ou de « bille belle », cette« tête complètement rasée » ?
Ce qui pousse Cuq et Gruca (2003 : 353) à écrire : « La francophonie est multiple dans ses mots, dans ses accents, dans ses façons de dire les réalités. »
Le centralisme linguistique et le mono-normativisme français
Le français est menacé, selon ceux qui se posent en garants de cette langue. Ces derniers soulignent l’urgence de prévenir ce péril, au risque de voir cette langue afficher un visage méconnaissable et échapper à tout contrôle.
Ce point de vue trouve son ancrage dans « l’imaginaire linguistique prescriptif » (Houdebine, 2016 : 38) qui fait peser lourdement sur cette langue ce que Blanchet (2014) nomme « une idéologie linguistique, probablement la plus dogmatique au monde ». Affublé des étiquettes « langue pure, belle langue, langue des élites », le français est présenté comme une langue qui ne saurait s’accommoder de quelques formes de déviances. Pour les tenants de cette idéologie, il existerait un bon français, langue homogène et stable.
Ce positionnement de puristes remet en question la variation du français.
Des qualificatifs dépréciatifs (parlures, accent québécois, accent africain, petit-nègre…) entrent alors en œuvre pour désigner les variétés de français regardées comme des formes folkloriques, souvent moquées. Une attitude qui tend à mettre en infériorité les utilisateurs de ces variétés. En témoigne l’insécurité linguistique vécue par nombre d’entre eux ou l’autocensure qu’ils s’imposent dans l’usage de ces formes péjorées.
Pour un regard décomplexé sur la variation du français
La langue française baigne dans différentes aires géographiques et culturelles. Elle s’intègre au répertoire linguistique des populations hors de France et se met aux couleurs des différents contextes. Des tympans et gosiers paramétrés pour différentes langues du monde se prêtent désormais aux structures du français.
Langue d’ouverture, le français traduit la vision du monde de ses usagers, leur permet d’inter-communiquer et constitue le médium des apprentissages scolaires.
Son expansion à travers le monde lui vaut, aujourd’hui, de figurer parmi le peloton de tête des langues les plus en vue et de prendre différentes configurations que certains ont encore bien du mal à accepter comme étant du français, le français. Pourtant, ces formes sont les véhiculaires par excellence et/ou parfois les langues de première socialisation de nombreux individus.
L’institution scolaire est souvent le lieu où ces différentes formes de français qui se côtoient dans la vie courante ont bien du mal à se faire accepter. L’idée d’une langue unitaire et normée que l’on fait parfois peser sur les apprenants tend à réduire leurs prises de parole en classe.
Cette perte de désir de communiquer est l’une des sources des difficultés scolaires rencontrées dans de nombreux pays où le français, langue non maternelle est l’unique langue de scolarisation.
Partout où persiste encore un rejet de ces formes vouées à l’expression d’identités variées, une attitude de tolérance devrait être de mise. L’on gagnerait à prendre en compte le fait que le français ne saurait se replier sur lui-même.
Va-t-on continuer à ignorer ces variétés de français dont les locuteurs peuplent pourtant la grande famille des francophones ? Faut-il renoncer à ces variétés au moment où l’on enregistre ici et là une émergence des revendications linguistiques appelant à une réappropriation des langues d’origine ?
Le français peut-il s’enfermer quand les rapports de force sur le terrain linguistique, à travers le monde, ne sont pas tout à fait à son avantage ?
- BLANCHET, Ph (2014). « Ce que le plurilinguisme des espaces francophones nous apprend sur l’enseignement du français : l’impérative ouverture à la pluralité contre les idéologies glottophobes » dans Argod-Dutard, F., (Dir.), Le français, une langue pour réussir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 73-78.
- CUQ, J-P et GRUCA, I (2003). Cours de didactique du français langue étrangère et seconde. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
- HOUDEBINE, A-M (2016). « Le centralisme linguistique. Brève histoire d’une norme prescriptive », La linguistique, N°1, Vol. 52, p. 35-54
- KOUROUMA, A. (1997). « Le processus d’Africanisation des langues européennes ». Dans Littératures africaines : dans quelle(s) langue(s) ? Paris : Silex/Nouvelles du Sud : p. 135-140.
- PLOOG, K (2002). « L’approche syntaxique des dynamiques langagières : non standard et variation », Cahiers de grammaire, n°27, p. 77-96.
Une tribune de Koia Jean Martial KOUAME, directeur de l’institut linguistique appliqué, expert associé auprès du CDP d’Abidjan