La question a été inspirée par le thème du congrès de 2018 : « L’école française, une pédagogie laïque pour un monde interculturel». Cette pédagogie laïque que la Mlf est censée mettre en œuvre et que nous nous efforçons de définir : quel rapport entretient-elle avec le français ?
En 2018, l’expression « langue/monde » est entrée dans le vocabulaire politique, signifiant que la France ne veut plus sa langue en nostalgie, mais en partage. Il la veut incarnée et investie par la diversité des peuples qui la parlent ou qui veulent la fréquenter. Cette façon, de construire un universel à partir de l’égalité des peuples dans la pratique d’une même langue, revêt aussi d’une forme d’intention post-impériale dont il faudra probablement prendre garde à l’avenir.
Est-ce la laïcité qui s’est emparée de la langue pour s’exprimer ? Ou est-ce plutôt la langue qui aurait progressivement déposé et « révélé » la laïcité comme un construit historique qui serait devenu de soi un produit de notre propre histoire ?
S’il est vrai que cette langue est le vecteur privilégié sinon exclusif de la transmission des savoirs dans les établissements français de l’étranger, la pédagogie laïque pourrait-elle être mise en œuvre dans d’autres langues que le français ? Ou, pour le dire autrement, si la laïcité est le corps même de cet enseignement, la langue française n’en est-elle que le vêtement accessoire ? Il n’en est rien. Et la langue française, telle qu’elle a été portée par le projet républicain depuis la fin du 19e siècle, fait, en quelque sorte « système » avec la laïcité.
La langue française, porteuse de valeurs ?
Dissipons d’abord un malentendu. La langue française n’est évidemment pas une langue laïque au sens où elle serait naturellement porteuse de valeurs de la laïcité.
Par parenthèse d’ailleurs, il est difficile de définir la laïcité comme « valeur ». Elle ne constitue finalement que l’armistice fragile conclu à l’issue d’un rapport de force entre le politique et le religieux, le temporel et le spirituel, la raison et la foi. Ce rapport de force peut traverser aussi chacune de nos consciences. Il semble que l’un des acquis majeurs de ces dernières années est d’en avoir fini une fois pour toutes avec l’idée selon laquelle le français serait intrinsèquement porteur d’un certain nombre de valeurs comme les Droits de l’Homme ou les Lumières. Ces valeurs constitueraient, en quelque sorte, son « génie » propre, un génie qui sommeillerait au creux de son vocabulaire ou de sa syntaxe, comme le génie d’Aladin au creux de sa lampe.
Dans son discours à l’Institut de France le 20 mars dernier, notre Président de la République a porté l’estocade finale à cette idée en déclarant : « Il serait arrogant de dire que le français serait la seule langue de la liberté. On a torturé en français. On a fait des choses merveilleuses en français et on continue à faire des choses merveilleuses et terribles en français ». C’est la première fois qu’un haut responsable politique français prend le contrepied de ce qui avait été jusqu’ici le discours officiel autour de la francophonie. Au nom de quel ethnocentrisme pourrions-nous soutenir que la langue française serait la seule à pouvoir porter les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et, a fortiori, de laïcité ? On peut toujours tout dire dans toutes les langues, même si l’on ne dit jamais tout à fait la même chose dans une langue et dans une autre.
Ces valeurs de laïcité que nous qualifierons de « positives », ce sont les moralistes, les penseurs, les tribuns dont on a choisi a priori de valoriser les œuvres qui ont fini par les lui attacher. Ce sont des représentations. Pour nos amis Polonais par exemple, le français a été longtemps et reste la langue de la Fille ainée de l’Eglise et du culte marial. Il reste que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et notamment son article 10 ont bien été rédigés en langue française et non pas dans une autre langue. Cet article (« *Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ») dénoue le lien qui unissait le catholicisme et la société politique sous l’Ancien régime. Les lois de laïcité ont hérité de cette disposition fondamentale.
Il est incontestable que le français est une langue de la laïcité, ne serait-ce que parce que le concept lui-même a été créé dans cette langue et qu’il est quasiment intraduisible dans d’autres langues. Il existe évidemment d’autres formes de la laïcité mais c’est en français qu’elle s’est exprimée avec une éloquence particulière et qu’elle continue de le faire.
La valeur de la langue, produit de l’histoire
Ouvrons ici une parenthèse historique pour constater que l’extension du français sur le pourtour méditerranéen est liée non pas à la séduction exercée par les valeurs républicaines mais par le départ du territoire national des congrégations religieuses qui, cessant d’avoir le monopole de l’enseignement primaire, s’étaient trouvées contraintes de fonder des écoles en Méditerranée orientale.
Nul doute que pour ces enseignants comme pour leurs élèves, le français n’était pas du tout une langue laïque. C’est ce qui a pu faire dire aux historiens de cette période que la République était laïque en France et catholique. C’est d’ailleurs en partie pour contrer l’influence religieuse que la Mission laïque française s’est déployée sur ces territoires, profitant de la francophilie ambiante. De ce point de vue, c’est la Mlf qui fait de la langue française une langue laïque et non l’inverse.
Aucune langue n’est intrinsèquement porteuse de valeurs. Il faut toute l’imagination poétique d’un Alain Bauer, par exemple, pour imaginer, dans son très bel hommage de la langue française « De quel amour blessé », que les formes les plus originales de la langue française impliquent une conception particulièrement respectueuse des rapports humains ou que la double négation témoignerait d’une prévenance foncière vis-à-vis d’un interlocuteur.
Ce qui relie la langue française et la laïcité n’est pas à chercher dans la langue elle-même mais plutôt dans le statut que nous lui assignons. Les linguistes distinguent le statut et le corpus d’autre part, c’est-à-dire entre, d’une part, la place qu’occupe une langue dans la vie sociale et, de l’autre, sa matérialité de langue, la manière dont elle s’organise pour construire le sens, ses ressources lexicales ou grammaticales. Le corpus est l’affaire des linguistes, des lexicologues, des grammairiens et des philologues ; le statut est affaire de politique linguistique ou éducative.
Si ce n’est pas dans sa matérialité de langue que le français peut être qualifié de laïque, peut-il l’être en fonction de la place qu’il occupe dans vie sociale et, par extension, dans ce qu’il faut bien appeler le « projet éducatif français » ? Quiconque s’intéresse au statut qui a fini par être donné en France à la langue française est inévitablement amené à citer le fameux article 2 de la Constitution de la République : « La langue de la République est le français ». Nous le faisons, le plus souvent, pour nous opposer à l’usage d’autres langues en affirmant la primauté du français. Pour autant, ce qui éclaire l’article 2, c’est avant tout l’article premier, lequel constitue le « cœur nucléaire de l’État ». Or cet article évoque bien que la France est une « République laïque démocratique et sociale ». Retenons ces trois adjectifs.
Il convient avant tout de faire abstraction du contexte dans lequel cet article 2 a été constitué en 1992, année de l’ouverture du Grand marché européen à la libre circulation des marchandises et des personnes au sein de l’Union. C’est aussi l’année où le Conseil de l’Europe ouvre à la signature la charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ce contexte n’est évidemment pas étranger à l’adoption d’un tel article qui constitue aujourd’hui le socle des politiques publiques en faveur du français.
Nos partenaires européens sont souvent perplexes face à la forme singulière qu’a pris l’État en France. Ils ont peine à comprendre cet article. Ils l’interprètent volontiers – et, plus encore, la loi dite « Toubon » du 4 août 1994 qui décline l’application de ce principe dans les différents secteurs de la vie sociale – comme la manifestation d’une crispation identitaire face au péril supposé de l’anglais ou face à l’usage persistant des langues régionales. Il n’est pas douteux que cet article continue à être utilisé pour contrer l’emploi exclusif des unes comme de l’autre mais son instrumentalisation en faveur de la défense du français cache, en réalité, sa véritable portée. Cette portée est considérable puisque cet article sécularise de manière décisive la langue commune des Français. Ce n’est pas la parole de dieu, comme l’arabe classique peut l’être quand il est adossé au Coran : c’est la langue de la République, une République qui respecte toutes les croyances mais n’en reconnaît aucune.
Le législateur n’est pas allé jusqu’à écrire que le français était la langue de la République. Il a inversé le sujet et l’attribut. Ce faisant, il a voulu affirmer qu’en tant que personne, chacun peut parler la langue de son choix. La liberté d’expression reste en France un principe absolu qui l’emporte sur tous les autres. Mais en tant que citoyen, c’est-à-dire en tant que partie de ce grand corps qu’est la République, chacun d’entre nous a un droit imprescriptible de s’exprimer en français et de s’entendre ou de se voir répondre dans cette langue. Un droit ne renvoie pas toujours à une possibilité. Par exemple en France, vous pouvez parfaitement parler corse, breton, anglais ou arabe au guichet d’une administration si votre interlocuteur parle cette langue. Ce que vous n’avez pas le droit de faire en revanche, c’est, lui parlant dans l’une de ces langues, exiger qu’il vous réponde lui aussi de la même façon. Par contre, vous avez le droit d’exiger qu’il vous réponde en français.
L’article 2 crée donc un nouveau « droit au français ». En étendant à la langue le champ d’exercice de la démocratie, il fait du français un sujet politique. En d’autres termes, tel que son usage est conçu en France, le français est une langue démocratique. Qu’un tel cadre juridique ait pour effet de reléguer les langues étrangères ou régionales dans une zone de non-droit alors que sans lui, les langues parlées en France (y compris le français) seraient seulement soumises au bon-vouloir de ceux qui les parlent, les langues les plus fortes s’imposant comme toujours aux dépens des langues les moins répandues, on peut en débattre. Mais, en rendant impossible l’usage d’une autre langue que le français lorsqu’il est indispensable que l’information soit comprise sans ambiguïtés par tous pour des raisons d’intérêt général, il n’est pas douteux que la loi fondamentale de la République vise à faire de la langue commune un outil de cohésion sociale en évitant des discriminations fondées sur des compétences linguistiques. Le français devient, dès lors, un dénominateur commun linguistique.
La laïcité, muse de la langue française…?
Il faudrait peut-être revenir ici à l’étymologie du mot « laïque », du grec laikos et du latin laicus qui signifient « commun », « ordinaire », « ce qui est du peuple », c’est-à-dire le commun dénominateur, par opposition à ce qui peut être distingué chez les clercs ou chez les religieux.
Si ce cadre juridique prescrit l’usage du français, il ne proscrit pas l’emploi d’autres langues dès lors que les messages échangés sont clairement intelligibles par les parties prenantes. Bien d’autres langues que le français sont présentes en France dans l’espace public et notamment, parfois au grand dam de nos amis québécois, l’anglais de communication internationale. Il est tout à fait possible d’y avoir recours dans l’affichage publicitaire dès lors que l’expression est assortie d’une version en langue française (en théorie du moins).
De même que la République n’interdit nullement l’expression des religions mais définit un espace de neutralité d’où les croyances sont exclues, elle ne s’oppose pas non plus à la pluralité des langues parlées sur son territoire mais elle définit un espace commun, celui de la citoyenneté, en affirmant la nécessité d’un commun dénominateur linguistique. De ce point de vue, le français est bien une langue laïque. Il me semble parfaitement concevable d’imaginer qu’une pédagogie laïque puisse être mise en œuvre dans d’autres langues que le français. Mais cela ne serait pas la même chose… Dès lors que celle-ci est laïque, démocratique et sociale et qu’elle a pris pour langue le français, la langue française elle-même est nécessairement laïque, démocratique et sociale.
Pour répondre à la question « le français est-il une langue laïque ? » il est intéressant d’opposer une autre question : ce fameux article 2 de la Constitution qui dit entre autres que « la langue de la République est le français », ne serait-il pas lui-même tout simplement une forme de tautologie ? Le statut de la langue française en France est bien le produit de notre histoire républicaine. De toute évidence, ce statut n’est pas transposable tel quel à l’étranger. Pour autant, par une sorte de retournement, la neutralité laïque qui est la sienne, parce qu’elle fait aujourd’hui système avec le respect de la diversité, permet au français de porter un message de pluralité dès lors que cette langue coexiste partout où elle est parlée avec d’autres langues. Cela lui permet peut-être d’exercer une fonction médiatrice dans ce monde interculturel ou dans ce dialogue conflictuel des cultures avec les religions qui caractérisent notre époque.
Transcription de la conférence de Xavier North, Inspecteur général des Affaires culturelles, ministère de la Culture et de la Communication, au #CongrèsMlf 2018
Après avoir exercé les fonctions de directeur de la Coopération culturelle et du français au Quai d’Orsay (2002-2004), Xavier North a animé et coordonné pendant dix ans (2004-2014) la politique linguistique de l’Etat, en qualité de délégué général à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture et de la Communication). Il est membre du bureau de la Mission laïque français.
Xavier North est l’auteur de nombreux articles, parmi lesquels Portrait du diplomate en jardinier (Le Banquet, n°11, 1997), Le pari francophone (Hermès, 2004), Territoires de la langue française, (Hérodote, n°126, 2007/3), Les évolutions du français contemporain (La Passe du Vent, 2012), Le dialogue des cultures : du vis-à-vis à la métamorphose (A la rencontre des cultures du monde, Actes Sud, 2013), L’autre langue (Atlas de l’influence française au XXIe siècle, Robert Laffont, 2013), Dévisager : sur « les possibles de la pensée » de François Jullien (Hermann, 2015), Pour une politique culturelle de l’accès (Revue de l’Observatoire des politiques culturelles, n°47, 2016), Shiak, silures et métaplasmes (Critique, n°827, 2016), Politique de la langue : points chauds (Catalogue de l’exposition « Après Babel, Traduire », Actes Sud, 2016).
(Re)voir la conférence