Les parents ou adultes en charge de garder des enfants durant un temps de vacances n’ont-ils pas tous un jour entendu cette petite phrase « Je ne sais pas quoi faire, je m’ennuie… » ?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le temps des vacances est bien souvent pour les enfants le temps de l’ennui.
Faut-il le redouter ? N’y voir que du temps perdu ? Ou faut-il, tout au contraire, l’accepter comme un moment salutaire ? Et si cette désagréable sensation qu’est l’ennui était finalement l’heureuse occasion d’un retour à soi ? « Parmi les diverses maladies du temps, écrit le philosophe Vladmir Jankélévitch, l’ennui n’est pas la plus aiguë, mais c’est la plus commune ».
Rentabiliser le temps
Le temps, c’est de l’argent », aime-t-on dire. Il faut surtout ne pas le perdre, pas la moindre minute. Car le temps est toujours ce qui vient à manquer. Savoir le rentabiliser, voilà le mot d’ordre de l’homme moderne. Les plus experts en la matière sont d’ailleurs, ironie de l’histoire, ceux qui n’ont jamais le temps. « Désolé, je ne suis pas disponible aujourd’hui, le reste de la semaine c’est peu probable également ».
Chaque plage de temps est occupée, chaque instant, chaque moment est assigné. Il en est souvent ainsi du temps des enfants pendant l’année scolaire : temps de l’école, temps planifié des loisirs, temps des devoirs, des repas, du coucher
Leur temps n’est bien souvent qu’une suite de séquences qui se suivent et se répètent. Or, quand le temps cesse d’être un emploi du temps, quand le temps n’est plus à remplir, mais à habiter, alors survient l’ennui.
Les deux types d’ennui
En fait, il faut distinguer deux types d’ennui.
Le premier est familier, banal. Qui ne l’a pas éprouvé ? Nous ne manquons pas de dire, par exemple, d’un livre qu’il est ennuyeux lorsqu’il nous tombe des mains. Nous le trouvons sans intérêt, voire pénible à lire, alors nous l’abandonnons sur le coin d’une table. Il existe, nous en avons tous fait l’expérience, bien d’autres activités, et parfois même des rencontres, ennuyeuses. Le temps est lent, alors nous avons hâte que ces moments se terminent pour renouer avec nos activités habituelles.
Mais il est un autre ennui. Un ennui sans objet. Un sentiment de langueur, qui nous envahit et nous accable.
Le temps, cette fois, s’est arrêté. Plus rien ne passe. Nous n’arrivons plus à donner le change et cela se voit : regard un peu perdu, gestes répétitifs, bâillements… On associe souvent cet état émotionnel à l’inactivité.
« L’ennui est entré dans le monde par la paresse », notait La Bruyère (Les caractères, chapitre XII). Mais à bien y réfléchir, la paresse, ou plutôt l’envie de ne plus faire, est seconde. Car l’ennui n’est pas un sentiment moral, mais un trouble de nature existentielle.
Ce qui est immédiat, premier, est que soudain, rien ne vaut vraiment la peine. Tout semble dénué d’intérêt, d’importance et, pour tout dire, de valeur. « Toute chose s’enveloppe du voile gris de l’indifférence » comme le soulignait Jankélévitch.
Le même auteur remarquait :
« On s’ennuie (…) faute de soucis, faute d’aventures et de dangers, faute de problèmes, mais il arrive aussi qu’on s’ennuie faute d’angoisse : un avenir sans risques ni aléas, une carrière de tout repos, une quotidienneté exempte de toute tension sont parmi les conditions les plus ordinaires de l’ennui ».
« Le bon côté de l’ennui »
L’ennui alarme, il est alerte.
« Il signale que notre situation du moment est insatisfaisante, en décalage avec nos besoins de stimulation, notre soif de nouveauté, et nous incite donc à changer d’activité. Autrement dit : l’ennui nous permet de prendre du recul et de nous recentrer sur nous-mêmes ».
L’ennui est panne d’horizon. Pur présent. Mais cette sensation d’un avenir effacé est aussi l’heureuse occasion d’un retour à soi qui peut ouvrir de nouveaux possibles. Car l’ennui stimule la créativité, l’envie d’explorer et de faire de nouvelles choses. Choses auxquelles nous n’avions pas pensé, car nous n’avions précisément pas pris le temps de mettre en vacance l’éternel retour du quotidien, pris le temps de la flânerie, du pas de côté.
« l’ennui est ce désagréable calme plat de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il (…) faut le supporter, en attendre l’effet (…) »
Il faut savoir accueillir l’ennui. Peut-être est-ce tout simplement cela, apprendre à s’ennuyer.
Car, passé le moment de l’abattement, l’ennui est souvent source de nouveautés. C’est pour cette raison qu’il est bon de laisser parfois les enfants s’ennuyer.
Cessons de les occuper du matin jusqu’au soir. Ce n’est pas l’ennui qui nuit, mais l’hyperactivité, l’agitation permanente. Méfions-nous aussi de l’usage à haute dose de la télévision, et autres écrans, de tous ces coupe-ennuis qui rendent certes la vie des parents plus facile, mais celle des enfants un peu plus fade.
L’enfant gâté, toujours un peu triste
L’ennui est un prélude. Il invite l’enfant à explorer les ressources de son environnement. Il creuse en lui l’envie de découvrir et de faire par lui-même.
« Il n’est point de chose qui plaise si on la reçoit, et il n’en est presque point qui ne plaise, si on les fait (…) Même le pouvoir ennuie celui qui l’a reçu sans peine ».
Cela ne concerne pas seulement l’adulte, cela regarde aussi l’enfant. C’est chez le philosophe le fameux thème de l’enfant gâté, cet enfant toujours un peu triste, car « repu de flatteries et de plaisirs tout faits » (Propos sur l’éducation).
Savoir ne pas « tout » donner à l’enfant
Il ne s’agit pas bien évidemment de toujours dire « non », mais de savoir donner. Donner ce qui vaut, ce qui compte, mais surtout ne pas tout donner. Ne jamais saturer le temps d’activités en tous genres. Car grandir n’est autre que la lente conquête de soi par soi.
Jankélévitch évoque aussi cette surabondance étouffante. L’ennui est « maladie de luxe ». Il est « la conséquence paradoxale, équivoque, contradictoire d’une situation qui devait nous apporter du bonheur, mais ne le peut pas, et qui pourrait nous rendre malheureux, mais ne le doit pas. »
Heureuse douleur ou bonheur dolent, comme on voudra, l’ennui est un état ambigu, presque un tiers sentiment entre les deux genres extrêmes. L’ennui est fils de la satiété, il est sensation pénible de la réplétion. Si l’ennui est maladie du temps, moment sans avenir, car sans désir ; son ressort est bel et bien l’excès.
Eirick Prairat, philosophe de l’éducation et membre du conseil scientifique de la Mission laïque française