Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde en 2019, Eirick Prairat, philosophe de l'éducation, fait un état des lieux sur les post-vérités ou idées haineuses, très souvent loin des faits et qui peuvent gangrener l'École. Dans une société ou la désinformation et le manque d'esprit critique prend le pas sur la recherche, il devient urgent de se poser les questions essentielles.
Certains élèves, certaines familles ont contesté et contestent l’enseignement de la Shoah, du darwinisme, ou de certaines doctrines économiques. Le mouvement s’est aujourd’hui amplifié. L’antisémitisme prospère à nouveau sur fond de haine et de contre-vérités, les théories du complot se propagent dans une atmosphère de suspicion généralisée.
Post-vérité : le mot est assurément nouveau, même si le phénomène qu’il décrit est au travail dans nos sociétés depuis quelque temps déjà. Il y a toujours un décalage temporel entre l’apparition d’un phénomène et le moment où on lui donne un nom. Car nommer, c’est déjà comprendre. Si l’école est une des cibles naturelles de cet inquiétant phénomène, elle peut aussi être l’un des meilleurs remparts contre ce danger. Procédons par ordre. Que signifie ce nouveau mot ? De quoi s’agit-il précisément ?
« La post-vérité, explique la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans un livre à mettre entre toutes mains (La Faiblesse du vrai[Seuil, 2018]), porte avant tout atteinte aux vérités de fait (relatives à des événements contingents, à des faits qui ont eu lieu mais dont la nécessité ne s’impose pas) plutôt qu’aux vérités scientifiques et rationnelles qui, dans la modernité, ne sont plus guère remises en cause. »
Certaines vérités de fait, les plus dérangeantes notamment, peuvent être purement et simplement niées : ainsi, Philippe Pétain n’aurait pas été un complice actif de la déportation juive, les chambres à gaz n’auraient pas vraiment existé… Les vérités de fait, qui sont des vérités établies même si elles n’ont pas la robustesse des vérités physiques, sont rabaissées au rang de vulgaires opinions auxquelles nous serions « libres » de souscrire, selon nos humeurs ou nos options idéologiques.
Indifférence au vrai
Si le mensonge est au cœur des sociétés totalitaires, toujours tentées de falsifier le réel, la post-vérité qui émerge et se répand en régime démocratique procède, elle, d’un brouillage des frontières entre le vrai et le faux. Elle atteste, phénomène nouveau, une indifférence au vrai. Si, dans l’ordre du mensonge la vérité garde sa valeur normative, dans l’ordre de la post-vérité elle perd précisément toute valeur de partage. Le domaine politique, soumis aux aléas de la contingence, est l’un des plus exposés aux méfaits de la post-vérité.
Au-delà du champ politique, le relativisme (tout se vaut), présent de longue date dans nos sociétés, avait déjà largement préparé le terrain à l’avènement des faits alternatifs et autres fake news. S’il faut retenir une leçon de la lecture de ce beau livre, c’est que la post-vérité menace la possibilité même d’un monde partagé en portant atteinte à « l’existence d’une réalité commune à la pluralité humaine ».
S’il est une institution en première ligne, c’est bien l’école. Car, si cette dernière a pour tâche de transmettre des vérités scientifiques et des vérités de fait, ce que l’on appelle un patrimoine symbolique et intellectuel, elle a aussi pour tâche de former le citoyen, un citoyen acteur dans les débats publics. Ces deux missions ne sont pas disjointes, car ce n’est que sur fond d’une culture partagée que les controverses politiques sont possibles et… utiles.
La post-vérité menace l’école dans sa tâche de transmission. En son cœur même. Le retour des intégrismes religieux avait donné le coup d’envoi de la contestation. En 1983, dans le Tennessee, c’est la fameuse affaire Mozert contre Hawkins, des fondamentalistes chrétiens avaient contesté l’obligation d’utiliser en classe un manuel scolaire au motif que ce manuel contenait des passages contraires à leurs convictions religieuses et exposait leurs enfants à des valeurs et à des croyances en contradiction avec celles qu’ils souhaitaient leur transmettre.
Des disciplines scolaires plus exposées que d’autres
La France n’a pas été épargnée par le phénomène, confirmant la règle arendtienne que « tout ce qui peut arriver dans un pays peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres pays ». Certaines disciplines scolaires, en raison de leur régime de vérité, sont plus exposées que d’autres au venin de la post-vérité. Si l’on veut prendre la pleine mesure de ce qui est en train d’advenir, il faut peut-être relier ce phénomène de contestation ouverte des savoirs et de l’école à un second, plus silencieux. Il faudrait examiner, de manière attentive, les motivations de ceux que l’on appelle les homeschoolers [promoteurs de l’école à la maison].
Une enquête publiée en 2001 aux Etats-Unis, pays du homeschooling triomphant, montrait que près de 50 % de ceux qui refusent l’école publique – le fait d’apprendre ensemble – le faisaient pour des raisons religieuses (33 %) ou pour des désaccords sur le contenu des programmes scolaires (14,4 %).
Le souci d’une école juste a été le souci dominant de ces dernières décennies. Il nous a peut-être fait oublier que la réflexion sur la bonne école – portant sur les fins de l’institution et sur les contenus qu’elle doit dispenser – précède toujours la réflexion sur l’école juste. Bien sûr, cette dernière est une réflexion majeure, il ne s’agit pas de la minorer, mais elle est seconde. On ne se demande jamais si telle école privée de musique ancienne ou si telle école privée de danse moderne est une école juste, on s’inquiète seulement de savoir, avant d’y inscrire son fils ou sa fille, si elle est une bonne école.
C’est parce que l’école publique s’adresse à toutes et à tous, c’est parce qu’elle participe à l’attribution des places qu’elle doit répondre au réquisit de justice. Mais avant d’être une école juste, une école qui garantit une réelle égalité des chances, une école doit être une bonne école, c’est-à-dire une école qui enseigne ce qui mérite d’être enseigné pour émanciper les hommes.