Dans une tribune parue au "Monde" (25/03/2019) et dans les "Cahiers pédagogiques" (25/06/2019), Eirick Prairat aborde la liberté pédagogique des enseignants dans une dimension collective éclairée par l'éthique. Membre du conseil scientifique de la Mlf, Eirick Prairat partage avec nous ce texte et ses réflexions.
On appelle liberté pédagogique la liberté que tout enseignant a de choisir les méthodes qui lui semblent les mieux appropriées pour atteindre les objectifs assignés par les instructions officielles. Il va sans dire qu’un enseignant ne définit ni les programmes ni les missions qui lui incombent. La liberté porte sur la pratique pédagogique et les médiations à mettre en œuvre pour organiser une classe et la faire apprendre. La liberté pédagogique devrait assurément figurer au rang des premiers principes déontologiques, car il n’est pas de transmission sans liberté d’enseigner et sans indépendance intellectuelle.
Il reste que cette liberté n’est pas la licence de faire ce que l’on veut, comme on veut et quand on veut. Elle ne consiste pas à choisir une méthode au gré de ses lubies ou de ses humeurs. Un professeur est libre de ses options didactiques et de ses choix pédagogiques, sous réserve qu’ils correspondent à l’état actuel des connaissances et au niveau intellectuel des élèves dont il a la charge. Ce n’est pas une liberté restreinte mais raisonnée, car il n’y a de liberté qu’éclairée par la connaissance et le sens de la responsabilité. La liberté pédagogique n’est donc pas, comme certains ont pu le dire, contraire à l’idée qu’il existerait des « bonnes » et des « moins bonnes » pratiques.
Que faut-il entendre par bonne pratique ?
Toutes les pratiques pédagogiques ne se valent pas. C’est une évidence. Le relativisme pédagogique qui prend souvent la forme d’un contextualisme exacerbé (la bonne manière dépend de la situation, du moment, de l’élève, etc.) est désespérant, car il interdit de fait toute pratique partagée de l’enseignement. On ne l’a peut-être pas suffisamment remarqué, mais tout enseignant enseigne comme s’il y avait des bonnes pratiques et justifie sa manière de faire comme si elle était la plus pertinente. Que faut-il alors entendre par « bonne pratique » ? En matière d’enseignement, une bonne pratique comprend trois caractéristiques.
Tout d’abord elle est efficace, de manière générale elle fait mieux apprendre que d’autres modalités pédagogiques. Nous commençons aujourd’hui à avoir dans certains domaines (lecture, numération, etc.) des points d’appui sérieux pour étayer certaines modalités d’enseignement. La seconde caractéristique est la justice. Est juste une pratique qui réduit ou à défaut maintient l’écart entre les élèves en réussite et ceux en difficulté. Elles ne sauraient en tout cas accroître l’écart. Dernière caractéristique, une bonne pratique est fondamentalement partageable. Ce n’est pas une pratique aristocratique qui exige d’être un génie de la pédagogie.
Bonne pratique ne signifie pas pour autant résultats assurés. Nul ne peut garantir que tous les élèves qui lui sont confiés vont réussir à coup sûr. Un élève est un sujet qui peut toujours refuser d’apprendre. Nul ne peut lui extorquer le consentement à l’étude, car il y a dans tout apprentissage, qu’on le veuille ou non, une disposition originelle qui prend la forme d’une adhésion. La réussite de tous les élèves ne peut être qu’un horizon, un principe régulateur.
Responsabilité et liberté d’expérimenter
Si le métier de professeur s’apprend, c’est précisément parce qu’il s’adosse à un ensemble de pratiques fiables et de repères déontologiques clairement identifiés. Tout enseignant se doit de recourir aux pratiques qui ont fait leurs preuves. Responsabilité oblige. Imaginons un instant un médecin qui s’affranchi- rait du protocole le plus assuré et le ferait en invoquant le libre exercice de la médecine. Ce médecin serait juridiquement et moralement condamnable. Il en est de même pour un enseignant. C’est d’ailleurs parce qu’il est responsable du dis- positif qu’il met en place qu’il peut être amené à expliciter celui-ci à la demande de parents ou de son autorité de tutelle. Il doit considérer ces demandes comme parfaitement légitimes. Il lui revient également, pour les mêmes raisons, de parfaire sa formation et d’actualiser autant qu’il le peut ses connaissances disciplinaires et pédagogiques.
Mais si l’enseignant est tenu de mettre en œuvre les pratiques confirmées, où est sa liberté? Elle réside dans la mise en œuvre opportune et appropriée de ces dispositifs et de ces savoir-faire. Car l’activité d’enseignement est un ensemble de savoir-faire et de routines qui ne peut jamais être mis en œuvre de manière mécanique. Choisir la bonne routine exige un sens de la situation. Les routines peuvent être engagées successivement, simultanément ; elles peuvent être sensible- ment modifiées ou recomposées. Saisie comme liberté individuelle, la liberté pédagogique relève de l’improvisation raisonnée.
Mais la liberté pédagogique peut aussi être comprise comme liberté collective. L’instance du conseil pédagogique dans les établissements a pour mission de favoriser la concertation entre professeurs. Elle a aussi pour tâche d’élaborer le volet pédagogique du projet d’établissement.
Ce que l’on sait un peu moins, c’est qu’elle ouvre la possibilité d’expérimenter. Celle-ci peut porter sur l’enseignement des disciplines, l’interdisciplinarité, l’organisation pédagogique de la classe (de l’école ou de l’établissement), la coopération avec les partenaires du système éducatif, ou encore les échanges et jumelages avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire (article L.401-1 du code de l’éducation).
En s’inscrivant dans le cadre collégial de l’établissement, la liberté pédagogique peut prendre la forme de l’expérimentation. Elle vient alors prolonger la liberté première du professeur qui est l’art de mettre en oeuvre de manière appropriée et intelligente les pratiques les mieux assurées.
Eirick Prairat
Eirick Prairat enseigne la philosophie de l’éducation à l’Université de Lorraine, il est chercheur associé au Groupe de Recherche sur l’Ethique de l’Éducation de l’Université du Québec à Montréal. Il a été membre senior de l’Institut universitaire de France (2011-2016).