Mission laïque française

Le monde d’aujourd’hui : enjeux et défis pour la France

Avec comme thème le « monde d’après », le congrès anniversaire de la Mlf a souhaité poser les jalons d’un questionnement pour comprendre les enjeux et défis géopolitiques du monde actuel. Yves Saint-Geours en tant qu’ancien ambassadeur de France dans des grands pays, y a fait un état du monde et situer dans le contexte des crises actuelles la place et le rôle de la France. Retour sur on intervention...

Dans son discours du 24 avril, à l’issue de sa victoire pour avoir été réélu Président de la République, Emmanuel Macron évoquait le retour du tragique dans notre histoire.

Bien sûr, il faisait référence au fait qu’en ce moment, en Europe, une guerre dont on aurait souhaité qu’elle fût désormais impossible, se déroule avec son cortège d’horreur, mais nous y reviendrons, comme nous reviendrons sur la pandémie qui continue d’affecter et d’accabler parfois le monde entier.

Cependant, il ne faudrait pas pas que ce soit seulement à travers ces deux événements que la question que nous nous posons ici soit évoquée.

Un peu d’histoire

Il n’y a pas de diplomatie sans histoire, sans prise en compte de la dimension historique.

Nous sommes le 8 mai et nous commémorons, à un moment, la fin de la guerre en Europe qui avait mêlé tous nos peuples, les Européens, mais aussi les peuples de l’Afrique, ne l’oublions pas. Demain, nous célébrerons le 9 mai qui est le lancement la déclaration Schuman sur l’Europe.

Ces deux dates sont fondamentales et la première d’entre elles, il faut en parler « sans manipuler l’histoire », car c’est l’un des éléments du monde d’aujourd’hui : la manipulation de l’histoire.

Pour situer ces enjeux, cette réalité, faisons un bref voyage dans le temps, un temps pas très lointain puisque je m’arrêterai aux trente dernières années, dont je considère que les grandes ruptures structurent notre réalité, notre actualité, en me plaçant toujours aussi du point de vue de la position française par rapport à ces ruptures.

Une France qui, au regard des trente années passées, pèse toujours un peu la même chose. Cinquième ou sixième puissance économique, Conseil de sécurité des Nations Unies, deuxième zone économique exclusive dans le monde. Vous connaissez tout cela, mais tout a changé. Même si ces éléments majeurs, ces atouts et ces responsabilités n’ont pas changé, tout a changé.

Mais comment ?

D’abord, commençons par 1989.

La chute du Mur de Berlin, la fin d’une bipolarité qui se construisait autour d’idéologies et de projets opposés ; l’existence de l’hyperpuissance américaine, seul acteur global à cette époque et pour pas mal d’années, en situation d’organiser, voire d’imposer l’ordre international.

Puis, la croyance naïve aussi d’une fin de l’histoire avec l’avènement de la démocratie et du marché. Pour la France, c’est un moment fondamental parce qu’elle avait, d’une certaine façon, profité de la bipolarité Union soviétique et États-Unis, des deux mondes et l’on a pu dire qu’elle avait même été un passager clandestin de la Guerre Froide, tirant son épingle du jeu entre les blocs, parlant aussi bien à l’Est qu’au Sud et fondatrice de l’Europe en même temps, puissance nucléaire cherchant l’indépendance, l’autonomie de décision avec une continuité. Comme on dit chez nous, les diplomates : gaullo-mitterrandienne.

C’est le point de départ aussi de la mondialisation, de sa généralisation qui est naturellement un désenclavement, mais aussi une dérégulation économique dont les pays européens vont profiter, cela ne fait pas de doute, mais qui va bouleverser leur société, leur modèle social, les équilibres sociaux, notamment en France, entre États et acteurs économiques, entre activités de services et activités industrielles. Les espaces mondiaux se fragmentent à ce moment-là et l’unipolarité des États-Unis, dans le hard et dans le soft, fait que ça cache, en quelque sorte, cette fragmentation, mais cette fragmentation est à l’œuvre dans la division internationale du travail.

Relais d’influence et émergence de nouvelles puissances

Dans les quinze années qui suivent, on assiste à quoi ? On assiste d’une part à la démocratisation du monde et ce n’est pas si mal.

Jusqu’en 2005 ou 2006 environ, il y a plus de gens en démocratie, en liberté d’expression qu’en dictature. On a le sentiment qu’il y a une sorte d’équation de triangle magique : la paix, la prospérité et la liberté, mais d’autre part, émergent d’autres pays et ô combien ! La Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie. L’émergence, bien naturellement, c’est d’abord une quête de souveraineté : une quête de souveraineté territoriale, une quête de souveraineté scientifique, économique, technologique. Cette émergence est nécessairement une quête d’une reconnaissance qui traverse toutes les nations du monde.

Puis, pendant ces années aussi, c’est la recomposition, la réorientation de l’Europe autour d’abord du libre marché, avec pour la France, la difficulté de plus en plus grande à être cette Europe, ce qu’avait pu imaginer le Général de Gaulle, François Mitterrand, c’est-à-dire un puissant relais d’influence pour nous, les Français. Un puissant relais d’influence. Cette Europe, ce n’est pas une architecture nouvelle, ce n’est pas une architecture politique et à cet égard, le refus de l’idée qu’avait proposé François Mitterrand, exposée dès la chute du mur, de création d’une confédération européenne. Ça n’a pas été accepté par nos amis et nos alliés. Or cela nous aurait peut-être évités et nous éviterait encore bien des problèmes en matière de sécurité et de souveraineté.

Un nouveau moment avec la guerre en Irak en 2003. C’est un moment très important, car elle est illustre ce que Ghassan Salamé appelle « la dérégulation de la force ». Il y a eu dérégulation de l’économie et il y a dérégulation de la force de la part de la principale puissance, une désinhibition qui, pour cette guerre, une guerre injuste, crée bien des problèmes qui vont se succéder dans cette désinhibition.

On l’a vu en Géorgie en 2008 et une première fois en Ukraine en 2014, en Syrie. Les uns et les autres ne considèrent plus tout à fait que l’ordre international et la sagesse entre les nations sont à l’ordre du jour.

En réalité, avec l’ensemble des difficultés, c’est toute une logique qui s’enclenche de remise en cause de cet ordre international et dans une certaine mesure, du fonctionnement multilatéral qui avait été la réalisation des efforts après la Deuxième Guerre mondiale.

Ainsi, à partir de 2005, la démocratie est remise en cause. Il y a des pays qui s’affirment capitalistes. La question n’est plus capitaliste ou socialiste, tout le monde est capitaliste, mais sans être forcément démocratique et les démocraties elles-mêmes deviennent, de ce nouveau vocable que vous avez certainement entendu, illibérales.

Nous ne sommes plus tout à fait dans les mêmes principes de fonctionnement de nos échanges démocratiques. Certes, il y a des atouts internationaux, la fin de l’ingérence, l’anneau d’intervention, la responsabilité de protéger, mais en réalité, quand on regarde rétrospectivement et un peu à travers le prisme de ce qui nous arrive depuis quelques mois, on voit que beaucoup de choses se mettent en place pour que les affrontements, les rapports de force soient de nouveau le principe moteur des relations internationales.

Parallèlement, l’Europe, quant à elle, échoue à se constituer en corps politique, pour des raisons qui sont parfaitement compréhensibles, parfois légitimes et c’est le cas du référendum de 2005, par exemple, qui a échoué.

La France, dans tout cela, est bousculée et elle est même parfois isolée. Apparemment, elle n’est pas isolée quand elle s’oppose à la guerre en Irak, mais dans les années suivantes, dans le contexte d’une Europe qui n’arrive pas à s’affirmer, dans le contexte d’une alliance puisque nous faisons partie d’une alliance où elle n’est pas tout à fait la voix qui compte, nous nous trouvons dans une situation qui fait que faire entendre sa voix est plus difficile.

Maintenant, depuis quinze ans, nous sommes dans une situation marquée par des faits massifs et contradictoires.

Quels sont-ils ?

Positionnement de la France en Europe et dans le monde

Après ce tableau jusqu’en 2005, le premier fait massif est la recomposition des relations internationales autour de sujets globaux : les changements technologiques et numériques, les questions migratoires, le climat, le commerce, les normes, qui posent autant de questions à la France en tant que nation.

Quelle société française ? N’oublions jamais cette question. Nous devons projeter et coopérer en fonction de quelle société française ? Comme vous le savez, elle a beaucoup évolué. Aussi en tant que puissance dans le concert des nations. Quelle France ? Quelle puissance dans le concert des nations ? Quelle souveraineté ? Quelle universalité ?

Comment parler de souveraineté et d’indépendance, quand nous sommes à l’évidence dans un monde totalement interdépendant ?

Nous le voyons actuellement avec la guerre : l’énergie, les matières premières, le blé, le tournesol, les circuits financiers, la circulation des données, la division du travail. On s’est rendu compte, tant avec la pandémie qu’avec la guerre, que cette division du travail international posait quelques problèmes et créait une interdépendance fondamentale. Un exemple qui n’est pas tout à fait parmi d’autres : deux tiers des semi-conducteurs du monde sont faits à Taïwan. Qui dirige Taïwan dirige deux tiers des semi-conducteurs du monde qui sont ensuite exportés vers l’ensemble de la planète sur les technologies les plus performantes, les plus importantes.

Recomposition des relations internationales autour de questions globales, recomposition des relations internationales autour de cette mondialisation et de cette nouvelle division internationale du travail.

Deuxièmement, la fin de l’hyperpuissance. La montée en puissance de la Chine, on le sait. L’affirmation de multiples centres de pouvoir parce qu’il ne faut pas non plus s’obnubiler sur la Chine, il y a de multiples centres de pouvoir et les États-Unis se retirent peu à peu de certains théâtres jusqu’au retrait final d’Afghanistan en 2021. Là, on est frappé, en quelque sorte, de la façon dont la chronologie s’organise. C’est au moment où les États-Unis se retirent finalement de ces théâtres que d’autres théâtres apparaissent et qui posent des problèmes géopolitiques d’une extrême gravité et avec des équilibres nouveaux avec Obama, confirmés d’ailleurs par Trump et par Biden au début de son mandat. La puissance principale a pivoté, ça a été une chose voulue, de l’Europe vers l’Asie et cet élément est tout à fait capital parce que ce faisant, a commencé à se construire la grande rivalité États-Unis/Chine, devant laquelle nous ne pouvons pas rester spectateurs. Il faut la prendre en considération dans les enjeux de politique extérieure.

La Chine est aujourd’hui une grande puissance et sera demain une très grande puissance, avec une stratégie d’influence affirmée. Par son poids même, elle affaiblit logiquement l’Occident et les démocraties. Elle le fait avec prudence, elle le fait avec patience, mais elle le fait avec détermination. Dans ce nouveau monde de la fin de l’hyperpuissance, de la construction de nouvelles puissances, il y a un monde où chaque pays voit midi à sa porte, a pris son autonomie, négocie son appui. Il n’y a plus d’aire d’influence, même s’il y a des grands pays qui veulent les reconstituer ou les reconstruire, il n’y a plus vraiment d’aire d’influence et il est clair que, de même qu’il n’y a pas de fin de l’histoire, il n’y a pas de centre du monde. Nous sommes aujourd’hui dans un monde oligopolaire et nous devons continuer, nous, les Français, de parler à tous. Nous devons continuer, nous, les Français, à tout négocier avec tout le monde et tout le temps.

En revanche, il y a quand même dans cette oligopolarité, quelque part une bipolarité nouvelle entre les pays où la liberté s’exprime et ceux où elle ne s’exprime pas, avec divers types d’autoritarisme, bien sûr. Cela induit une perpétuelle tension dans cette négociation, entre les rapports de force et les droits de l’homme, entre le réalisme et la démocratie, parce que la démocratie et la liberté, c’est toujours une demande de vérité.

Vous l’avez vu, c’est contradictoire : grandes puissances, problèmes globaux émergents, souveraineté des nations. Comment ne seraient-elles pas souveraines ?

C’est une quête normale, mais problèmes globaux à traiter, donc c’est un monde qui fait se télescoper les problèmes globaux et les fortes résurgences et redéfinitions autour de rapports de force nationaux. Ce n’est pas simple parce qu’il n’y a plus d’utopie de projet, on ne va pas tous vers le socialisme ou vers le marché, mais il y a des utopies nationales avec, parfois, du nationalisme et avec, parfois, de l’agressivité parce que les identités – on a célébré les identités et l’on a raison de le faire – peuvent tourner dans des revendications identitaires qui peuvent aller vers le nationalisme.

Quand la force est dérégulée, il peut y avoir des risques pour la paix du monde. Les intérêts, en quelque sorte, sont remplacés par des revendications nationalistes et face à un monde hostile ou dangereux (le climat, la pandémie, le terrorisme, la dérégulation économique, etc.), il y a un besoin d’appartenance assez contradictoire. Il est logiquement lié aux territoires, à l’endroit où l’on est et avec l’Internet, les réseaux, les communautés d’individus sans véritable géographie dans le virtuel, mais ce besoin d’appartenance est peut-être d’autant plus fort qu’existent aujourd’hui ces communautés virtuelles, parce qu’il y a un besoin très naturel, chez les femmes et les hommes, d’être de quelque part. Il faut tenir compte de ces réseaux et de cette nécessité d’appartenance qui ne doit pas signifier la conflictualité.

Par ailleurs, il y a une donnée fondamentale qui dirige toutes nos affaires, ce sont les données numériques. Le numérique est notre impératif catégorique aujourd’hui. Dans un livre qu’il a publié récemment, Jean-Marie Guéhenno donne une statistique extraordinaire. Il dit que l’humanité a produit, entre 2000 et 2015, 800 fois plus de données que ce qu’elle avait produit des origines à 2000.

L’avènement d’un nouveau monde

Nous avons abordé un autre monde qui est celui des données et bien sûr, celui des données, c’est comme toujours : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».

Comment obtenir qu’il y ait une convenable situation pour ces données ? C’est une compétition globale et dans cette compétition, dans le capitalisme et la production globale puisque la commercialisation de ces données, le contrôle de ces données, que ce soit politique ou économique, est tout à fait fondamental. D’ailleurs, on dit qu’il y a la grande compétition des États-Unis et de la Chine, on voit des territoires, des espaces géopolitiques, mais bien entendu, il y a d’autres compétitions derrière qui sont naturellement sur le contrôle des données.

C’est un champ immense et il est évidemment fondamental que nous, le Maroc, la France, l’Europe, nous soyons capables de faire de ces données un bien public, de faire de ces données un bien de coopération, de faire de ces données un élément du développement humain et pas seulement d’une compétition politique, militaire, commerciale.

C’est un enjeu tout à fait essentiel puisque au fond, quand on parle du numérique, on parle Mlf, on parle d’éducation.

Comment maîtriser lucidement cette situation ?

Evoquons à présent ce que signifient ces deux ou trois dernières années que nous venons de vivre. Évidemment, le Covid-19 est un événement global, donc ce sont bien des problèmes globaux dont on parle, car il est lié, sinon issu de la mondialisation.

L’extraordinaire arrêt économique mondial, comme la gestion différenciée selon les types de régimes, les inégalités criantes, tout met en lumière ce que je vous ai dit tout à l’heure. L’interdépendance : masques, vaccins, tests, la compétition des vaccins, les risques liés à la dérégulation économique des industrialisations. Plus de solidarité, plus d’Europe, plus de coopération. C’est la seule issue pour le Covid-19 et bien entendu, que ça tienne du vaccin, que ça tienne de la souveraineté économique ou que ça tienne de l’organisation de la coopération internationale dans un monde où clairement, les circuits ont été totalement réorganisés, perturbés, etc.

Devon-nous insister sur l’impact que la guerre en Ukraine représente aussi en ce sens ? C’est un moment décisif, une charnière avec de nouveaux développements parce que le système international est très profondément mis en cause. A quoi sert l’ONU ? On est membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais à quoi sert l’ONU ? La coalition de pays contre cette guerre n’est pas si claire. Quand vous regardez les votes, ni la Chine ni l’Inde n’ont condamné la Russie. Plus de la moitié de la population du monde n’a pas condamné la Russie, avant que d’ici quelque temps, il soit probable que de nouveau Chine et Russie s’affrontent. Je n’ai pas le temps d’en parler longuement, mais la Russie et la Chine se rapprochent nécessairement pour trouver des alternatives économiques, technologiques, financières. La Russie doit le chercher ainsi, compte tenu des sanctions.

Les États-Unis doivent renoncer provisoirement au pivot que nous évoquions plus haut, vers l’Asie et doivent retourner vers l’Europe dont ils avaient un peu envie, non pas d’abandonner, mais de laisser à ses affaires.

Les flux se sont réorientés, les inégalités de développement se sont accrues et chacun dans le monde voit néanmoins dans cette guerre une occasion de renégocier, d’une certaine façon, son rapport avec l’Occident, avec les États-Unis. Pour exemple, nous remarquons bien qu’en Amérique latine que les pays ont, certes, voté le plus souvent contre la Russie pour dire que c’est une agression, mais en même temps, ils se disent : « Quand même, c’est un ordre occidental, donc il faut regarder comment, compte tenu de ce qui vient de se produire, on peut renégocier, en quelque sorte, notre relation au monde ».

Sachons-le bien, ce moment où il n’y a pas de doute sur les valeurs, il y a quand même un moment très particulier de la géopolitique mondiale et des mouvements de plaques tectoniques qui vont continuer.

Pour la France, c’est un moment où les enjeux sont colossaux. C’est une nation occidentale, la France, quelle que soit l’acception qu’on donne à ce terme et quelle que soit l’interprétation qu’on donne à tout ça, elle est dans une alliance. Comment le nier ? Il faut être réaliste, d’ailleurs, elle n’y est pas forcément considérée comme un allié de première ligne. La preuve, ce qui s’est passé avec l’Indo-Pacifique récemment. Ça n’est pas l’hégémonie dans l’OTAN, la France. La France qui, comme le disait Hubert Védrine, est amie, alliée, mais pas alignée. Elle doit garder comme toujours la capacité à ne pas se laisser entraîner dans des escalades et des machineries militaires.

Elle a des atouts pour cela : le Conseil de sécurité, la puissance nucléaire, la construction de l’Europe et évidemment, la deuxième zone économique, etc. C’est une vraie armée, mais elle doit rester lucide sur sa capacité d’action, sur ses atouts et sur sa capacité de peser. La France est un pays fort, mais elle n’a pas toujours convaincu. Quand le Général de Gaulle parle à Phnom Penh en 1966, il ne convainc pas les États-Unis. Quand François Mitterrand parle de confédération européenne, il ne convainc pas ses alliés. Quand nous luttons contre la guerre en Irak, nous n’arrivons pas à convaincre les États-Unis. Quand nous essayons d’organiser l’Union pour la Méditerranée avec tous nos amis, nous avons du mal et aujourd’hui, quand nous parlons d’autonomie stratégique de l’Europe, nous avons du mal.

Est-ce que cela veut dire qu’il ne fallait pas prononcer le discours de Phnom Penh ? Bien sûr que si, il fallait prononcer le discours de Phnom Penh et tout le reste ensuite. Simplement, il faut être particulièrement au clair et lucide sur nos capacités qui sont réelles, mais qui ne sont pas le tout et qui ne sont pas en mesure de forcément s’imposer. J’ai pris quelques exemples très concrets où je pense qu’il aurait été bon que nous soyons écoutés et parfois, nous faisons des erreurs aussi, évidemment.

De nouveaux enjeux pour la France mais aussi pour ses valeurs

La France, c’est cette nation de l’alliance de l’Europe, mais c’est aussi une nation à valeur universelle qui doit, malgré ses défauts, ses manquements passés, garder son cap, construire une gouvernance mondiale. C’est là notre travail sur le multilatéralisme qui doit continuer. Après, le multilatéralisme, c’est comme l’Europe, ce n’est pas un mantra, ce n’est pas une espèce d’horizon indépassable, mais c’est une technique de négociation.

Ce qui me frappe quand je vois Poutine ou Xi Jinping, etc. c’est que chacun est autiste dans son raisonnement. Le multilatéralisme, pour un diplomate, c’est le contraire de l’autisme. C’est toujours essayer techniquement de faire progresser un certain nombre d’idées. Sinon, on est dans son couloir et l’on ne voit que ses intérêts ou ce que l’on considère être ses intérêts. Évidemment, ce multilatéralisme doit être pour la paix, mais il doit être pour les forêts. Comme vous le savez, nous avons pris des initiatives, ou pour les vaccins, pour bien des choses et il faut que nous continuions sans cesse dans le multilatéralisme.

Puis, il faut répéter sans cesse nos valeurs. Nos valeurs de laïcité, nos valeurs de parité, toutes nos valeurs et sans avoir peur de nos valeurs, mais couplé avec la compréhension de toute la diversité du monde.

Concluons là-dessus et sur le véritable examen de notre histoire et de notre relation au monde, mais aussi sur une autre voie, la mobilisation scientifique et numérique.

Cette mobilisation scientifique et numérique est indispensable. Elle passe par la science, elle passe par des choses beaucoup plus concrètes et c’est ce que la Mission laïque française et ses équipes éducatives sur le terrain expriment tous les jours avec brio et avec de formidables nouveautés.

Le 7 mai, le Président de la République, au moment de l’intronisation pour le deuxième quinquennat, a lié son élection à la dimension européenne de son action. L’Europe, c’est pareil, ce n’est pas non plus un mantra. C’est très imparfait, certainement, mais il n’empêche que nous avons avancé.

Je l’ai vu personnellement parce que j’étais un peu acteur avec la COP 21. Sans Europe, pas de COP 21, c’est très clair. Avec la RGPD et ça, ce sont les affaires du numérique précisément, donc des normes et des capacités à garder les valeurs de l’Europe à travers une maîtrise de la désinformation. Avec le Covid, nous avons aussi progressé. La dette, évidemment. La mutualisation des dettes, les vaccins, le souci de ne pas tout déréguler, précisément, de ce point de vue là.

C’est sûr que le rendez-vous de l’histoire nous oblige aujourd’hui à penser en termes de puissance, d’appartenance, de rapports de force, de sécurité militaire comme de sécurité stratégique et énergétique en Europe, avec une Allemagne qui a écrit dans son programme de gouvernement très récemment que les intérêts de l’Europe sont les intérêts de l’Allemagne. C’est la première fois qu’elle écrit ça, mais avec aussi le souci – et c’est pour cela que je vous disais que ce n’était pas un horizon indépassable – de raison garder et nous avec, si l’Europe ne doit pas renoncer à son universalisme philosophique.

C’est une tout autre affaire de se présenter comme un modèle politique et il faut que nous soyons capables de garder ces valeurs et en même temps, d’être en relation, en coopération avec l’ensemble des peuples du monde, notamment avec tous ceux qui, au jour le jour, font l’épaisseur de notre relation bi ou multilatérale. C’est vraiment, je crois, l’essentiel. Du coup, nous devons avoir ces messages et cette coopération avec ces différents pays.

La place de l’éducation en France

Évidemment, vous serez surpris à l’issue de ce bref exposé. Enfin, pourquoi n’a-t-il presque pas parlé de la culture ni de l’éducation ? Je n’ai parlé que de cela, en réalité. Bien sûr, je sais que nous avons le premier réseau culturel du monde ; que nous avons le premier réseau éducatif ; que nous avons la langue, que nous partageons et je peux le dire avec beaucoup d’émotion, ici au Maroc ; que nous avons cette consistance fondamentale de notre relation.

Pour avoir été acteur des réseaux d’étudiants, je sais que nous avons ces 370 000 étudiants chez nous. Je sais tout ça et je suis sûr et convaincu que dans ces combats, qui sont des combats de l’immatériel, bien souvent, c’est le vrai sel de la Terre que cette orientation et ces contenus numériques et cette dimension culturelle et éducative.

Comment faire, dans ce moment si compliqué, pour garder le cap et l’authenticité de notre identité de coopération et de notre identité de valeur ?

C’est compliqué aussi de la garder parce que notre identité, en termes de valeur et d’ouverture au monde, est une identité en tension. Nous venons de fêter et de commémorer le 300e anniversaire des Lettres Persanes de Montesquieu, qui ont été publiées en 1721. Que dit Montesquieu dans les Lettres Persanes ? Il dit qu’au fond, il faudrait s’accorder pour que les lois humaines soient adaptées à la diversité des milieux géographiques, historiques et culturels dans lesquels vivent les peuples. Il dit aussi, dans l’esprit des lois, que les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.

Dans la tradition de Montaigne, Montesquieu écrit ce livre qui est évidemment un éloge de la diversité, une découverte de l’altérité comme fondement de notre existence humaine, mais dans le même siècle, la Révolution française dit, avec Condorcet : « Une bonne loi doit être bonne pour tous les Hommes », comme une proposition est vraie pour tous les Hommes. C’est le contraire, d’une certaine façon.

Nous, Français, nous sommes dans cette tension permanente : garder nos valeurs, considérer qu’il y a un universalisme, mais que cet universalisme se fait sur l’ouverture aux autres.


Transcription de la conférence d’Yves Saint-Geours au #CongrèsMlf 2022

(Re)voir la conférence

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