En juillet dernier, Bruno Devauchelle formateur-chercheur au laboratoire TECHNE à l'université de Poitiers s'interrogeait sur la notion de culture numérique et remettait en perspective les usages des nouvelles technologies dans un environnement scolaire. Quelle relation l’école entretient-elle avec le numérique ? Quelle influence l’outil numérique produit-il sur notre façon de penser ?
L’expression « culture numérique », donne l’impression que la technologie numérique transforme la culture, ce qui n’est pas complètement vrai. La culture est d’abord le produit de l’humain. Il a construit des machines numériques et construit des utilisations de ces machines. Autrement dit, nous sommes en présence d’une culture humaine en construction, dans laquelle la place de la technologie numérique est amenée à changer et celle-ci transforme progressivement notre culture.
Certains universitaires ont eu beau jeu d’affirmer que les élèves ne maîtrisent pas les compétences associées, alors que les professeurs ne savent pas paramétrer leur propre smartphone. Autrement dit, les usagers ont développé des habiletés utilitaires, mais pas nécessairement des compétences qui pourraient servir dans des situations sociales et dans le monde de l’entreprise. Au regard des exigences d’une société numérique, le corps éducatif fait preuve d’insuffisances dans ce qu’il propose aux jeunes en terme d’environnement numérique de travail.
L’usage du numérique s’est infiltré progressivement dans notre société, à la suite de la sortie de l’informatique du monde de l’entreprise, dans lequel il a été implanté dès le début des années 1970. Bien que nous utilisions tous notre smartphone, la plupart d’entre nous ne maîtrisent que la surface que les concepteurs nous permettent d’utiliser. Le numérique se définit donc comme la socialisation de l’informatique. Cette socialisation s’appuie sur trois caractéristiques humaines.
L’usage quotidien des nouvelles technologies
Parallèlement, ces derniers développent des habiletés, dont nous ne savons pas suffisamment tirer parti pour les réintégrer dans notre mode de fonctionnement. En outre, il n’y a nulle raison de penser que les élèves sont plus homogènes dans l’apprentissage numérique qu’avec les autres apprentissages. Ces problèmes sont loin d’être résolus. Beaucoup de jeunes constatent que les adultes ne sont pas très compétents pour parler des usages associés aux outils numériques. Les enseignants sont bien souvent eux-mêmes désarçonnés par la technologie numérique. De fait, une vraie maîtrise des outils numériques est beaucoup plus complexe à acquérir qu’on ne le pense. De plus, une telle maîtrise est très contextualisée. Selon les contextes dans lesquels nous acquérons cette maîtrise, nous développons des compétences différentes.
Ainsi, chacun de nous se constitue son environnement personnel techno-cognitif. Si j’ouvrais votre support numérique, je verrais la façon dont vous vous organisez et l’utilisation que vous faites de l’outil, qui correspondent à des habiletés techniques et cognitives. Nous nous retrouvons parfois enfermés dans cet environnement techno-cognitif en raison des habitudes prises. La reconfiguration d’un nouveau téléphone et la réinstallation d’un logiciel sur l’ordinateur font partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés. C’est pourquoi il importe que chacun identifie son environnement personnel techno-cognitif et que les enseignants aident les élèves à le développer.
La montée en puissance de la question de l’information
Notre société est exposée aux flux qui circulent dans les machines. Au premier rang de ces flux figure l’information au sens d’éléments transformés en signaux. Il y a environ un an, le Ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse a annoncé deux axes de travail sur le numérique :
- enseigner l’informatique et développer l’éducation aux médias et à l’information. L’informatique est érigée en discipline dès l’école primaire, puis fait l’objet des enseignements de sciences numériques et technologie mis en place à l’entrée en seconde et de la filière numérique censée être mise en place dans les lycées à la rentrée 2019.
- Développer l’éducation aux médias et à l’information a trait au développement des compétences et à l’utilisation des messages transmis par les machines.
Il convient également d’être vigilant au développement de l’évaluation assistée par ordinateur. Quant au sujet de la numérisation des copies, il n’est pas certain que les corrections s’en trouvent facilitées pour les enseignants, dont certains pourraient choisir d’imprimer à leur domicile les copies de leurs élèves.
L’orientation des élèves et leur suivi individualisé constituent un autre enjeu de l’informatisation. Derrière les logiciels de gestion des notes dans les collèges et les lycées français se cache le fantasme du suivi très précis des élèves. Chaque enseignant aimerait en savoir davantage sur la manière de travailler de chacun de ses élèves, afin d’améliorer l’accompagnement individuel. Cependant, les enseignants aimeraient aussi savoir quand les élèves travaillent et ne travaillent pas pour les sanctionner. Réfléchissons donc sur ces deux versants du suivi individualisé permis par les moyens technologiques.
Par ailleurs, les expérimentations en cours qui actent la fin du B2i (Brevet informatique et internet) au profit du Pix et la formation des enseignants représentent deux autres enjeux majeurs de la numérisation de l’enseignement.
Ces ressources numériques procèdent de la nécessité de transformer progressivement nos espaces et nos temps d’enseignement et d’apprentissage, afin d’absorber l’évolution numérique. Il n’est pas possible d’enseigner et d’apprendre dans un contexte numérique sans penser les évolutions de l’espace et du temps scolaire induits par les machines.
S’il est souhaitable d’évoluer en ce sens, les programmes, les examens, l’organisation des établissements, les moyens financiers et les infrastructures visent à empêcher une telle évolution.
Stanislas Dehaene définit quatre piliers de l’apprentissage :
- le développement de l’attention
- l’attention active
- le retour d’information
- la consolidation des acquis.
Ces quatre éléments permettent de penser l’apprentissage des tout petits et des plus grands enfants. Un enfant en phase d’apprentissage commence par observer, c’est-à-dire imiter et reproduire. Ensuite, il expérimente : il essaie, il tente, il ose. Troisièmement, l’enfant interagit : il se construit autour du langage, qui est essentiel pour lui. S’étendant sur une quinze d’année, l’étude longitudinale française depuis l’enfance (ELFE) suit l’évolution des enfants depuis leur naissance.
Les travaux les plus récents autour de cette étude ont concerné la vision langagière. Enfin, la réflexion est fondamentale dans la démarche d’apprentissage. La réflexivité sur nos actions s’organise autour de la reformulation et de l’explicitation. J’ajoute à ces quatre éléments l’action pédagogique en classe.
S’agissant du numérique, il importe de donner aux enfants à voir, à toucher et à entendre. Certains évoquent la suppression complète du cours magistral. En fait, la question concerne plutôt l’activité de l’apprenant lorsqu’il est en situation d’écoute et de prise de note. Certains enfants apprennent très bien en regardant des films sur un écran numérique. Le travail accompli en classe autour de la consultation d’informations et de l’assemblage des ressources est très important. Il convient d’amener les enfants à manipuler ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent. L’absence de toute manipulation ne permet pas de construire du sens.
Les simulations, les jeux sérieux et les pratiques de conception permettent aux enfants de recommencer et d’explorer des univers. Ainsi, ils développent leur curiosité. D’après la théorie du flux, il importe de maintenir l’élève dans un sentiment de bien-être par rapport à l’apprentissage et d’envie de découverte. Travailler avec des enfants qui ont envie d’apprendre est infiniment plus efficace que de travailler avec des enfants qui n’en ont pas l’envie.
Tous les apprentissages collaboratifs et coopératifs entre l’enseignant et ses élèves ou entre pairs favorisent la construction par la confrontation avec les pairs. Réfléchir revient aussi à se donner le temps de la métacognition. Il importe de ménager des temps où les élèves s’interrogent sur la manière dont ils ont réussi une activité techniquement et cognitivement. Cette méthode fonctionne particulièrement bien lorsque des pairs se questionnent mutuellement sur leurs techniques. Dans le cadre de sa théorie de la gestion mentale, Antoine De La Granderie conseille ainsi d’aider les élèves à verbaliser leur apprentissage.
Les moyens numériques peuvent permettre la différenciation des parcours pédagogiques. Toutefois, celle-ci ne saurait se réduire aux machines comme le vidéoprojecteur ou l’ordinateur, qui permettent seulement la différenciation du contrôle des élèves. La différenciation pédagogique dans le cadre du numérique ne saurait se concevoir sans la mise à disposition des élèves d’un appareil individuel ou un appareil pour un groupe réduit d’élèves. Dans certaines classes de primaire, chaque élève dispose toute l’année scolaire durant de son propre ordinateur portable ou de sa propre tablette numérique. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils utilisent ce matériel numérique tout au long de la journée scolaire. Il est possible de redonner aux enseignants la maîtrise de l’espace de travail, en augmentant leur potentiel à travers ces outils qu’ils transforment en instruments de travail, en vue d’atteindre leurs objectifs pédagogiques.
D’après La Pertinence de l’éducation, ouvrage écrit en 1971 par Jérôme BRUNER, le père de la psychologie culturelle, l’histoire culturelle montre que les façons de penser de l’Homme sont conditionnées par les outils dont ils disposent, car ceux-ci s’intègrent dans ses processus cognitifs. La thèse de ce psychologue est que l’approche culturelle invite à ne pas se limiter à la seule rationalité. Autrement dit, le cerveau d’un élève ne saurait être réduit à un ordinateur. Je souligne l’importance du récit comme pratique pédagogique, afin de favoriser les apprentissages. Jérôme BRUNER nous rappelle que les technologies ne substituent pas à l’humanisme inhérent à l’acte de transmission du savoir. Il évoque une pédagogie de la découverte accompagnée par la médiation.
L’accompagnement structurant au sein des établissements scolaires
Les jeunes vivent de plus en plus dans un univers leur offrant de multiples occasions d’être sollicités. Les cadres de l’autorité parentale sont remis en cause. La multiplication des ressources et des rythmes d’activité, ainsi que la globalisation, bouleversent les repères des adultes. Le monde scolaire reste le lieu le plus pertinent pour offrir un cadre commun à tous. Il a été institué pour imposer les repères de l’Etat, mais il est désormais concurrencé par d’autres ressources. Les formations en alternance représentent une autre manière d’apprendre, qui se situe en dehors du système formel, se structurant autour de situations professionnelles vécues. Facilitée par le numérique, cette évolution interroge le cœur du métier d’enseignant.
Accompagner l’élève signifie cheminer avec lui. L’accompagnement vise à permettre la construction du jeune. L’enthousiasme des jeunes pour certaines activités constitue un contrepoids au discours d’une école désaffectée par eux. Etant à la recherche de repères, il importe que le corps éducatif les aide à les construire. Ainsi, quand bien l’école moderne est imparfaite, le monde scolaire se révèle incontournable.
Garant du projet de société, il a pour mission de permettre la construction du sens à partir de ses repères, de transmettre aux jeunes l’autorité d’entrée dans la société et de favoriser l’autonomie des élèves, afin qu’ils puissent construire à leur tour la société. L’’autonomie consiste en la capacité à élaborer des règles par soi-même et pour soi-même.
Sur Internet, faut-il attendre que la justice intervienne ou faut-il permettre aux jeunes de construire des règles ? Quelle est la place de l’école dans ce mouvement ?
Les jeunes sont invités à devenir plus autonomes, dans un monde pluriel proche et lointain. Ils ont donc besoin d’être aidés dans la construction des règles. L’étayage et l’interaction de tutelle se situent au cœur de la pratique pédagogique proposée par Jérôme Bruner.
À travers le monde numérique, le monde scolaire trouve donc une nouvelle raison d’agir. S’il n’agissait pas, il manquerait au fondement de sa mission.
Transcription de la conférence de Bruno Devauchelle
Re)voir la conférence de Bruno Devauchelle