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L’enfant, la famille : de l’art d’élever des enfants im-parfaits

Les enfants aujourd’hui sont-ils les mêmes que ceux d’hier ? Et leurs parents ? Et les professionnels qui les accueillent, les soignent, les éduquent, les accompagnent ? Quels changements ont donc opéré qui nous transportent d’espoir ou nous inquiètent obstinément ? Comment penser et comprendre nos quotidiens débordés, dans notre monde emporté ? Retour sur la conférence du docteur Patrick Ben Soussan au congrès Mlf 2019.

On ne met jamais ses pas que dans des pas déjà tracés. Cet exposé est mis sous les auspices de quelques grandes citations, qui vous apporteront un cadre précis de ce qui va être expliqué

La première provient d’un psychanalyste italien, Antonino Ferro, qui a dit : « un enfant sain est celui qui survit aux soins de ses parents. »

La deuxième citation est celle de Cioran, dans l’ouvrage L’inconvénient d’être né : « ma vision de l’avenir est si précise que si j’avais des enfants, je les étranglerais sur l’heure ».

Pour finir avec Jean Yanne, « il faut faire des enfants quand on est vieux parce qu’on les emmerde moins longtemps ».

Le propos qui suit sera centré sur enfant, l’enfance et les liens qui peuvent exister avec la parentalité et la scolarité.

Petite histoire de la parentalité

Commençons par le modèle de Barthes en parlant des discours de la nostalgie. Avant rime toujours avec meilleur et dans notre cas avec les mots respect, autorité et reconnaissance. Cette langue du « c’était mieux avant », si générationnellement marquée, certains d’entre nous la parlent encore alors que d’autres la jugent archaïque.

Michel Jonasz chantait : « changer tout pour un monde debout, pour une vie qui vaille le coup ».

Qu’est-ce donc qui a changé et qui devrait changer dans cette histoire entre parents, enfants et professionnels de l’éducation ?

Dans nos petites mythologies contemporaines, éloignées de celles de Barthes, je souhaiterais évoquer une émission télévisuelle culte, suivie par au moins 3 millions de téléspectateurs à chaque fois qu’elle est diffusée.

La famille aujourd’hui est naturalisée de ces mythologies. Il s’agit d’un système de signes, un ensemble de correspondances, qui avancent masquées, mythifiées, associées à des valeurs anciennes, parfois rétrogrades ou bourgeoises.

Parlons par exemple de Top Chef, concours culinaire sur la chaine française M6, qui renouvelle de façon incroyable la mythologie du chef. L’émission est d’une phallocratie un peu crasse, avec une sous-représentation de candidates et une surreprésentation de chefs masculins.

Nous pouvons transposer un certain nombre de questions soulevées par cette émission à la famille contemporaine. Celle-ci est-elle un lieu plaisant de sociabilité, un salon où l’on se rencontre ou un lieu correspondant davantage à un atelier, renvoyant à l’art, au métier, à l’exercice, au travail, à la main, à l’esprit, au cœur, etc. ?

Les parents, dans cette histoire, sont-ils des chefs, des coachs ou de simples maïeuticiens de la création ? Quelles sont leurs fonctions ? Souhaitent-ils des winners ? Dans nos sociétés, du trop, du plus, du encore, l’homme est-il toujours cet « inachevé », dont parlait Leroi-Gourhan ?

Marx en parlait tout autant, en disant : « l’homme est un inachevé qui travaille parce qu’il doit travailler ; il doit produire des outils parce qu’il est inachevé ». Nous vivons dans ces nouvelles sociétés du désœuvrement, où nous n’accomplissons plus le réel de nos tâches. Nous travaillons tous les jours mais, sommes-nous en travail ?

Voici quelques éléments d’histoire de la parentalité. Les premiers éléments renvoient au tableau de Cranach l’Ancien, La naissance de l’enfant. Un jour, Monsieur et Madame Cro-Magnon ont eu un enfant. Il est à noter que l’histoire des liens entre sexualité et procréation est incroyablement neuve dans l’évolution de nos humanités. Pendant très longtemps, les pères n’avaient aucune conscience du lien qui pouvait exister entre l’acte sexuel et la naissance d’un enfant. Les enfants naissaient comme par magie. Il a fallu attendre le néolithique pour que les choses changent radicalement car les hommes se sont constitués en tribu et ont commencé à développer l’élevage. Pendant très longtemps, la mère a été la déesse mère, taxée de toutes ces représentations ayant traversé la préhistoire jusqu’à la modernité, où elle était chargée de la capacité incroyable du mystère de la vie.

Du pater familias romain à l’époque romaine, bien des choses ont changé. Aux temps anciens, les enfants naissaient dans un monde totalement rural, de parents paysans qui travaillaient du lever du jour au coucher du soleil. Les enfants venaient au monde chez eux, entourés des matrones. La mortalité infantile était terrible et beaucoup de mères étaient emportées par cette fièvre puerpérale. L’allaitement était la règle, tout comme le baptême et la nomination de l’enfant. Les bébés avaient comme tout horizon que la vie de leur village et ne savaient rien du monde qui les entourait.

Dans Le voyage à Bordeaux, Stendhal raconte les trois semaines lui ayant permis de traverser la France. Aujourd’hui, le TGV le permet en deux heures. Ces enfants ne possédaient ni livre, ni loisirs et ils accompagnaient partout leurs parents. Ils étaient considérés comme des cires molles, qu’il fallait façonner. L’éducation avait pour rôle de transformer ce rien en un tout. Même leur décès restait un phénomène totalement banal.

Aujourd’hui, les enfants naissent le plus souvent dans des lieux très urbanisés et pour 99 % d’entre eux, à l’hôpital, aux bons soins des sages-femmes et des obstétriciens. Le père assiste généralement à la naissance. La mère et l’enfant survivent. Dans un saut anthropologique totalement incroyable, les enfants connaîtront trois à quatre générations d’ascendants vivants auprès d’eux. L’espérance de vie atteint 85 ans pour les femmes et environ 80 ans pour les hommes. L’allaitement est rare et la moitié de la population est active. La condition des femmes a été totalement bouleve rsée. Dans le même temps, le village est devenu global, les églises sont désertées, les loisirs ont été décrétés. De nombreux objets de consommation ont vu le jour : l’automobile, la télévision, le téléphone portable. Les parents aujourd’hui sont informés de tout ce qu’il se passe, ici et ailleurs. La réalité de l’accueil et de la prise en charge de leur enfant est confiée à des tiers qui s’en occupent une grande partie du temps. Ce portrait est contemporain de nos réalités occidentales. Ces réalités ne sont sans doute pas transposables mais quoi qu’il en soit, tous les parents  du monde rêvent du moment où leurs enfants seront grands.

L’enfant, « objet de consommation » ?

Elisabeth Badinter a écrit en 2010 un livre intitulé Le conflit, la femme et la mère. Elle raconte l’histoire d’une chroniqueuse du Chicago Sun Time, qui avait demandé dans les années 70 à ses lecteurs s’ils referaient le choix de la parentalité sachant ce qu’ils savaient. Elle a reçu des dizaines de milliers de réponses, parmi lesquelles 70 % étaient négatives. Un sondage, quarante ans plus tard, auprès de 1 500 internautes, formule la même requête, qui recueille 92 % de oui. En moins d’un demi-siècle, nos engagements à l’égard de la parentalité ont été totalement métamorphosés.

Philosophie magazine, pour célébrer sa naissance en 2009, propose de reprendre le même type de sondage, en rajoutant une question : pourquoi faites-vous des enfants ? Des milliers de personnes répondent. Le clou du sondage peut se résumer dans cette réponse effrayante à cette absurde question. Les Français ont, pour plus de 60 % d’entre eux, répondu : « les enfants rendent la vie plus belle et plus joyeuse ».

Désirons-nous un enfant comme une voiture, une maison ou le dernier smartphone ? Nous voulons des enfants car nous poursuivons incurablement cette matière même de nos rêves : l’enfant comme objet de notre désir parental le plus fort n’est en fait qu’une figure de notre désir. Le réel même de notre désir compte. Notre désir est quant à lui sans objet, inatteignable. Nous serons toujours déçus devant la réalité de ce que nous obtenons. Si l’enfant doit un temps personnifier ce désir, nous allons tous vivre à un moment ou à un autre nos propres rêves comme plombés. Nos élans deviendront très vite des détresses.

Pressentez-vous le poids que nous faisons porter aux enfants, avant même qu’ils soient nés et tout au long de leur vie ? Heureusement, entre notre désir et son objet, l’enfant se débrouille toujours pour se faufiler dans des failles imprévues, qu’aucun enfant au monde ne saurait venir combler. Tout enfant est frappé d’un manque insurmontable à satisfaire ses parents et la réciproque est totalement vraie. L’enfant, jamais, ne pourra tout et vice versa. L’enfant, toujours, est attendu comme une promesse. On pense toujours à l’enfant de demain. L’enfant est l’adulte qu’il va devenir. Il serait peut-être temps de laisser aux enfants leur place et ne pas toujours les projeter dans des lendemains qui chantent. Dans ce projet de vision, d’anticipation, demain sera notre gloire. La projection de notre désir sera devenue celui qu’il est mais demain se dérobe toujours. L’enfant que nous désirons vit toujours dans un autre temps.

Comment penser l’enfant et l’enfance autrement que par cette assurance que tout projet d’enfant est un appel abyssal au bonheur ? Dans cette histoire, l’enfant est un être en aveuglement. Il est une lumineuse promesse, il ne manquera pas de combler le narcissisme parental mais jamais cela ne se passe ainsi.

Tout enfant est-il un imposteur, une fable ? Ne passons-nous pas notre temps à rêver d’enfants qui ne sont pas ceux qu’ils sont ? Il serait temps de sortir de ce concentré de félicité pour être plus attentif au réel même des enfants présents près de nous. Comment pensons-nous la vie avec eux ? Comment la passons-nous auprès d’eux ? Comment faisons-nous en sorte d’établir des liens et des temps de transmission suffisamment solides pour que le désir d’enfant soit une aventure ? Il ne doit pas s’agir d’une conquête mais simplement d’une étincelle de création. Le métier de parent est un CDI, qui dure longtemps.

Nous avons évoqué tout à l’heure l’amour, qui est devenu un gros mot, remplacé par les affects, les émotions. Il est encore moins question de haine. Nous pourrions reconnaître dans la phrase « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » un impératif très particulier. Il convient d’être attentifs à la conjonction de coordination. Celle-ci peut être lue comme une disjonction, où le temps du mariage est bienheureux et la suite, la catastrophe annoncée. Les contes de fées ne sont pas aussi véhéments mais dans les nouvelles mythologies contemporaines, l’enfant n’est-il pas devenu l’une de nos servitudes majeures ? N’est-ce pas un nouveau pilier d’affirmation pour l’adulte ? L’entièreté de nos vies et de nos passions ne se construit-elle pas trop autour de lui ?

Les enfants sont-ils les mêmes que ceux d’hier ? Et leurs parents ? Et les professionnels qui les accueillent, les soignent, les éduquent, les accompagnent ?

Élever des enfants imparfaits

Dolto disait que la place d’un enfant n’était jamais d’être trop près de ses parents. De cette distance qu’elle employait viennent sûrement se qualifier beaucoup de choses. Aux Etats-Unis, quelques années plus tôt, une jeune femme a été accusée d’avoir laissé partir son enfant de neuf ans seul dans le métro pour se rendre en classe. Dolto racontait qu’à six ans, elle traversait la ville pendant une heure de temps pour rejoindre son école.

Aujourd’hui, elle serait sûrement signalée à la DDASS avec l’assurance que quelque chose d’impensable est commis. Les villes d’aujourd’hui ne sont certes pas celles d’hier mais notre façon de penser le monde, les territoires d’exploration des enfants sont totalement incroyables. Un géographe anglais a fait une étude sur quatre générations du périmètre d’exploration des enfants, dans la même maison, qu’il dessine sur des cartes. Le premier, enfant, faisait 12 kilomètres pour pêcher dans un lac seul avec ses copains. Le dernier, en 2010, est accompagné par sa mère à l’école, située de l’autre côté de la rue. Le monde des enfants s’est rapetissé.

En Allemagne, de nouvelles zones de découverte et d’exploration sont créées, avec des espaces molletonnés et de faux arbres, sans accrocs. Nous sommes des peureux invétérés. Nous nous inquiétons de tout, dès qu’il s’agit de nos enfants. Nous rencontrons de plus en plus de difficulté à penser qu’ils peuvent être et faire de façon autonome et responsable, à leur laisser les rênes de leur vie, à leur apprendre ce qu’il en est des ressources qu’ils peuvent trouver en eux pour découvrir le monde sans trop de tracas et d’ennui.

Dans une publicité espagnole de la fin du siècle dernier à la gloire de Pepsi, trois jeunes femmes avancent de front, tenant chacune une poussette avec trois adorables bambins de quelques mois. Une date s’affiche, 1975. La première mère parle : « mon petit garçon a déjà été admis au jardin d’enfants Saint Nicolas. De là, il accédera au pensionnat Bismarck pour une carrière diplomatique à Orléans ». La seconde dit : « le nôtre est déjà inscrit à l’école d’escrime, le secret pour accéder à la Sorbonne, à Paris. Il est sûr de devenir avocat ». La troisième prend le relais : « Le mien sera notaire. On l’a déjà inscrit à des cours de latin, de grec, d’arabe, de judo, d’urbanisme et d’informatique ». Alors que les deux premiers bébés étaient restés indifférents, le troisième se met à hurler, entraînant les deux autres. L’écran devient bleu et la scène qui suit montre trois jeunes adultes, sur scène, devant des micros, dans un spectacle survolté de groupe de hard rock. La légende s’affiche : « change ton destin et bois le nouveau Pepsi bleu ».

Cette publicité montre que tant les mères que les pères ont l’assurance de pouvoir construire l’avenir de leur enfant dans leur rêve et leur imaginaire.

Quand nous sommes confrontés au quotidien de cet enfant réel, que devons-nous en faire ? Quelle est la distance incroyable existant aujourd’hui entre l’enfant de nos rêves et l’enfant réel ? Nous sommes quelque peu dépassés par le réel des transformations radicales ayant eu cours pendant ces dernières années. Le monde d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était hier. Il faudra bien que nous nous adaptions à la réalité de ces changements que nous avons créés et que nous faisions en sorte au quotidien d’être attentifs au réel de nos enfants.

Cette anecdote est rapportée habituellement à propos de Freud qui, à la fin d’une conférence, descend de son estrade lorsqu’une jeune mère l’interpelle : comment puis-je agir pour faire mieux auprès de mon enfant ? La réponse de Freud est connue : « faites, faites. De toute façon, ce sera mal ». Je ne sais trop ce que l’on a compris de cet énoncé, certainement l’assurance d’un dire sur la culpabilité parentale et en particulier maternelle. Reste qu’en disséquant ce propos, deux temps se distinguent dans cette phrase. Le premier est un temps d’autorisation, pour agir. Lorsqu’on questionnait dans Astrapi quelques années plus tôt les enfants de 8 à 11 ans sur ce qui était important avec leurs parents, ils disaient : passer du temps avec nos parents, faire quelque chose avec eux. Immanquablement, dans vos souvenirs d’enfance, des personnages et des moments particuliers d’action sont convoqués.

Freud continue pour finir en témoignant simplement de l’ingratitude la plus totale des enfants car quoi que vous fassiez, ils ne seront jamais contents.


Transcription de la conférence du docteur et pédopsychiatre Patrick Ben Soussan au #CongrèsMlf 2019

Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre
Patrick Ben Soussan est pédopsychiatre. Il exerce à l’institut Paoli-Calmettes, Centre régional de lutte contre le cancer Provence-Alpes-Côte-d’Azur à Marseille, où il est responsable du département de psychologie clinique. Auteur de nombreux ouvrages sur la petite enfance, la parentalité, les livres et la culture, il a présidé l’Agence « Quand les livres relient » de 2010 à 2012. Aux éditions érès, il est également directeur de trois collections : « 1001BB », « 1001 et + » et « L’ailleurs du corps », ainsi que de deux revues Spirale, la grande aventure de Monsieur Bébé et Cancer(s) & psy(s).

(Re)voir la conférence

Pour aller plus loin

Patrick Ben Soussan présente son ouvrage De l’art d’élever des enfants imparfaits

Ecoutez l’interview de son interview par les élèves de la webradio

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